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Patricia Monreal Vázquez est journaliste depuis 1996.

Quand on fait taire les journalistes, la société perd la possibilité d’exercer ses droits

UNIC Mexico/Antonio Nieto
Patricia Monreal Vázquez est journaliste depuis 1996.

Quand on fait taire les journalistes, la société perd la possibilité d’exercer ses droits

Droits de l'homme

Le Mexique est l’un des pays les plus dangereux pour l’exercice du journalisme. Mettre fin à l’impunité des crimes contre les journalistes est essentiel pour garantir la liberté d’expression et l’accès de la société à l’information. 

A l’occasion de la Journée Internationale pour mettre fin à l’impunité des crimes contre les journalistes (2 novembre), le Centre d’information des Nations Unies au Mexique s’est rendu dans six Etats mexicains où la violence contre les journalistes est la plus élevée pour y apprendre comment les journalistes affrontent cette situation.

La mort même ne suffit pas : Patricia Monreal. Morelia, Michoacán

Patricia Monreal Vázquez est journaliste depuis 1996. Elle a couvert des thèmes liés aux droits humains, au genre, aux élections et à la problématique politique pour plusieurs journaux et média numériques. Elle est coauteure du livre « Los Gritos de Morelia, memoria del terrorismo en Michoacan » (Les Cris de Michoacan, mémoire du terrorisme au Michoacan), publié en 2011.

D’après Patricia Montreal, la violence contre les journalistes s’est exacerbée depuis 2006, lorsque se sont produits les premiers cas de disparitions de journalistes.

« C’est à ce moment-là qu’ont commencé l’inhibition, le silence, l’autocensure dans les moyens de communication.  Quatorze de nos camarades ont été assassinés depuis 2006 et six ont disparus. Et dans tous ces cas, il n’y a eu au Michoacan qu’une seule personne détenue ».

Elle est convaincue que cette situation, jointe aux conditions de travail et au manque de développement, ont affecté la qualité du travail journalistique parce que la survie passe en premier.

« Oui, il y a un phénomène d’inhibition, surtout au niveau régional, et les menaces conduisent à la fermeture de médias.  C’est une situation d’autant plus complexe qu’elle affecte les familles. Prenons l’exemple de l’assassinat du journaliste Salvador Adame, l’année suivant son enterrement, c’est sa famille qui a été chassée de sa maison. La mort même ne suffit pas ».

À propos des conséquences des agressions et de la violence contre la profession, Patricia parle du coût pour la société : « Nous sommes une passerelle pour l’exercice des droits de la société et quand on fait taire les journalistes, la société perd la possibilité d’exercer ses droits, le droit à l’information, le droit de savoir, le droit de comprendre ».

Nous, les journalistes déplacés, sommes un fardeau pour la profession : Maricarmen Aguilar. Tejupilco, État de Mexico

Maricarmen Aguilar Franco est une journaliste avec 38 ans d'expérience.
UNIC Mexico/Antonio Nieto
Maricarmen Aguilar Franco est une journaliste avec 38 ans d'expérience.

Maricarmen Aguilar Franco est une journaliste qui compte 38 ans d’expérience, dont la plupart passés dans ce qu’on appelle les «Terres chaudes », dans les municipalités de Tejupilco, Tlatlaya et Luvianos, à la frontière des États de Mexico, Michoacan et Guerrero. Elle a couvert des thèmes sociaux, politiques et culturels, et c’est une militante de la défense des droits des journalistes.

« Le sud de l’État de Mexico est historiquement une zone violente et mon travail de journaliste m’a amenée à m’engager dans la défense de causes sociales et je suis devenue une activiste ».

Maricarmen a travaillé pour différents médias. Elle a fondé une radio communautaire qui a dû fermer à la suite de l’assassinat de l’un de ses collaborateurs. Il y a quelque deux ans, elle a commencé à travailler pour le quotidien « El Observatorio del Sur », mais suite à l’assassinat de son directeur, Nevith Condés Jaramillo, elle a été évacuée de la région par le Mécanisme fédéral de protection des journalistes. Elle est ainsi déplacée depuis plus de deux ans.

« J’ai donc été évacuée et j’ai eu la surprise en retournant à ma région que deux ans et demi après mon départ la situation y est pire que jamais. Je suis vraiment en danger maintenant parce que je continue mon travail d’investigation, parce que je ne me lasse pas de demander justice pour Nevith et pour tous les journalistes assassinés. Et quand je regarde en arrière et pense à toutes mes années de travail, je me rends compte que je n’ai plus rien. Je n’ai plus de travail, plus d’amis. La plupart des journalistes déplacés finissent dans une situation de précarité très douloureuse. Nous devenons un fardeau très lourd pour notre propre profession ».

Maricarmen ne perd pourtant pas tout espoir et croit que la force du journalisme est dans les médias locaux et régionaux qui sont au plus près des gens.

La seule chose que nous pouvons faire est d’exiger la justice : Sonia de Anda. Tijuana, Baja California

Sonia de Anda a 30 ans d'expérience dans le journalisme.
UNIC Mexico/Gabriela Ramirez
Sonia de Anda a 30 ans d'expérience dans le journalisme.

Sonia de Anda est journaliste depuis 30 ans. Elle a collaboré à différents médias. Elle est fondatrice de Esquina 32, membre de l’association “Yo sí soy periodista”, Présidente de la Fondation Journaliste à Tijuana, membre de la Fondation Pro Periodistas de Baja California et Conseillère du Mécanisme de l’État de protection des journalistes. Elle a couvert les questions politiques et sociales et celles de la migration, entre autres.

« Le journalisme est une activité à haut risque ici comme dans les autres zones frontalières, mais c’est dans tout le Mexique que le journalisme est risqué à cause de l’impunité. Les délits contre les journalistes ne sont pas vraiment poursuivis et cela encourage ceux qui veulent faire obstacle au travail journalistique ».

Sonia signale que les assassinats récents de Margarito Martínez et Lourdes Maldonado en 2022 ont marqué un tournant. Cela faisait 16 ans qu’aucun journaliste n’avait été assassiné à Tijuana.

« On croyait que les journalistes n’étaient pas touchés parce que cela causerait une réaction publique. On en était convaincus. C’est à la suite du meurtre de Margarito et Lourdes que je suis devenue bénéficiaire du Mécanisme (de protection des journalistes de Baja California). Ce que je peux te dire, c’est que ça n’est pas seulement une question de volonté, il faut des poursuites réelles par l’État des crimes contre les journalistes ».

« Je crois vraiment qu’aujourd’hui nous sommes conscients du fait que le jour où quelqu’un veut s’en prendre à l’un d’entre nous, il n’y pas grand-chose que l’on puisse faire. La seule chose, c’est d’exiger la justice et d’exercer les pressions nécessaires pour que ceux qui s’attaquent aux journalistes, qui les menacent, qui osent les prendre pour cible, affrontent toute la pression des médias ».

Il n’y a plus de reportage exclusif : Iván Sánchez. Veracruz, Veracruz

Iván Sánchez est un journaliste depuis une décennie dans l'Etat de Veracruz.
UNIC Mexico/Antonio Nieto
Iván Sánchez est un journaliste depuis une décennie dans l'Etat de Veracruz.

Iván Sánchez est reporter depuis presque dix ans dans l’État de Veracruz, où il suit les questions de politique publiques, de sécurité et de droits de l’homme, avec le souci de raconter des histoires qui donnent à l’aridité des chiffres un caractère humain. Il a travaillé dans différentes branches du journalisme – la photographie, le journalisme digital, la presse écrite, la radio et la télévision. Il écrit pour plusieurs médias numériques.

Iván est arrivé à Veracruz en 2001, l’année la plus violente pour les journalistes. À son avis, cette violence a plusieurs causes : « Je crois que la cause principale, c’est l’impunité. Ce qui tue, ça n’est pas une personne en particulier, ça n’est pas un groupe, c’est l’impunité. En plus, les conditions de travail sont affreuses. Nous avons des camarades qui sont morts et leurs familles nous ont raconté qu’ils ne recevaient pas de salaire : ils étaient payés avec des journaux que la famille devait vendre pour se nourrir ».

Iván explique que la violence a changé la façon de travailler des journalistes : « Nous travaillons en groupes de trois ou quatre. Les reportages exclusifs, c’est fini. Et puis, il faudrait vraiment un appui psychologique pour les journalistes, avec tout ce dont nous sommes témoins, tout ce que nous vivons ».

Il signale que la violence a aussi conduit à ce que les journalistes s’éloignent de plus en plus de la société. « Nous devrions être plus proches des gens, vivre avec eux, écrire leurs histoires, raconter ce qui leur arrive, expliquer les évènements, élucider les cas de corruption. Et nous ne le faisons pas parce que notre sécurité est en jeu. Ça nous éloigne de la société, et du coup nous cessons de compter pour elle ».

Le journalisme doit être plus humain : Sergio Ocampo. Chilpancingo, Guerrero

Sergio Ocampo Arista est un journaliste avec plus de 30 ans d'expérience dans l'Etat de Guerrero.
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Sergio Ocampo Arista est un journaliste avec plus de 30 ans d'expérience dans l'Etat de Guerrero.

Sergio Ocampo Arista est un journaliste avec une trajectoire de plus de 30 ans dans l’État de Guerrero. Il a suivi les problématiques politiques et électorales, mais surtout sociales. Il est animateur d’un programme d’actualités matinales à la radio de l’Université Autonome de Guerrero et correspondant de La Jornada. En 2021, il a reçu le Prix « Sentimientos del pueblo ».

Pour Sergio, le journalisme s’exerce aujourd’hui au milieu d’agressions dont la conséquence est que de nombreux journaux, médias et station de radio communautaires ont dû fermer dans plusieurs parties de l’État de Guerrero. La situation est particulièrement préoccupante dans les endroits d’accès difficile ou sans infrastructure.

« Le journalisme est un facteur important ici. C’est la seule façon pour les habitants de savoir ce qui se passe. On peut dire que nous vivons dans une situation d’isolement total ; et ceux qui y perdent sont les citoyens qui ne disposent que de chaînes de télévision nationales et internationales qui ne reflètent pas ce qui se passe à Guerrero, qui est un des Etats les plus conflictuels du pays ».

Sergio est l’un des journalistes qui a couvert le plus à fond le cas des 43 étudiants disparus à Ayotzinapa depuis le tout début de l’affaire à Iguala. En plus, il a parcouru tout l’Etat jusque dans ses zones les plus éloignées et les plus dangereuses.

« Le fait d’avoir couvert la problématique sociale en tant que journaliste m’a rendu plus humain, moins égoïste. Et après ce qui s’est passé à Ayotzinapa, j’ai pleuré, je me suis imaginé mon fils, mes enfants ; je me disais, ça n’est pas possible qu’ils tuent des enfants ».

Le plus important pour faire du journalisme, c’est de s’engager et que le journalisme soit proche des gens. « Mon rêve, c’est qu’il y ait beaucoup de journaux, que chaque municipalité ait le sien, pour que les gens puissent être informés et se faire une opinion ».

Jusqu’à présent, il n’a pas été menacé et il attribue cela au fait qu’il a accompagné les divers mouvements sociaux. « Les gens me protègent », dit-il, « mais je le dois à mon travail, à un solide travail de journaliste ».

Les chiffres ne mentent pas : Priscila Cárdenas et Elizabeth Campbell. Hermosillo, Sonora

Priscila Cárdenas est une journaliste avec plus de 17 ans d'expérience.
UNIC Mexico/Gabriela Ramirez
Priscila Cárdenas est une journaliste avec plus de 17 ans d'expérience.

Priscila Cárdenas et Elizabeth Campbell sont journalistes depuis plus de 17 ans. Toutes les deux travaillent au Proyecto Puente. Priscila Cárdenas est chargée du secteur Investigation et Accès à l’Information Publique, et Elizabeth Campbell est Cheffe de l’Information. Proyecto Puente possède 11 chaînes à Sonora, à México et au-delà de la frontière. Elles ont reçu le Prix national de journalisme en 2014 et 2019 pour leur couverture de Río Sonora, entre autres récompenses.

Priscila Cárdenas explique qu’elle avait toujours voulu faire du journalisme d’investigation mais que cela semblait impossible parce que, selon certains, les risques ne valaient pas la peine.

« À Sonora, nous avions le précédent de ce qui était arrivé à Alfredo Jiménez Mota, journaliste à El Imparcial. Il disparut et son corps ne fut jamais retrouvé.  Nous traînions cette blessure et pensions que si l’on pouvait faire du reportage quotidien, on ne pouvait pas faire de journalisme d’investigation ».

Priscila remarque que les chiffres ne trompent pas. « Au Mexique, nous en sommes arrivés cette année à 15 journalistes assassinés, et plus de 300 agressions contre des journalistes ont été documentées. Le risque est donc dans tout le pays et pas seulement à Sonora.  Il faut savoir faire son travail avec prudence, mais la responsabilité n’est pas seulement celle du journaliste.

Pour elle, l’information est fondamentale parce qu’elle fournit à son auditoire un éventail de sources et de points de vue de façon à donner une radiographie complète de ce qui se passe.

La liberté de presse est fondamentale pour la démocratie, le développement  et le dialogue, et elle essentielle à la protection et à la promotion des autres droits humains.