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L’ONU s’inquiète pour l’avenir de l’Initiative céréalière de la mer Noire, qui a bénéficié au monde entier

Le premier navire commercial transportant du grain dans le cadre de l'Initiative céréalière de la mer Noire.
© UNOCHA/Levent Kulu
Le premier navire commercial transportant du grain dans le cadre de l'Initiative céréalière de la mer Noire.

L’ONU s’inquiète pour l’avenir de l’Initiative céréalière de la mer Noire, qui a bénéficié au monde entier

Aide humanitaire

Devant le Conseil de sécurité, lundi, deux hauts responsables des Nations Unies ont partagé leur inquiétude devant la suspension par la Russie de sa participation à l’Initiative céréalière de la mer Noire, alors que l’incertitude pèse à nouveau dangereusement sur les marchés mondiaux.

« 38 pays ont acheté quelque 9 millions de tonnes de grains d’Ukraine grâce à l’Initiative céréalière de la mer Noire », a rappelé Martin Griffiths, le chef de l’humanitaire de l’ONU. Ces pays n’étaient pas tous les plus dans le besoin, mais ces exportations, selon lui, ont toutes eu un impact humanitaire crucial : « La réduction des prix et une accalmie dans la volatilité des marchés ». 

Ces exportations ukrainiennes ne constituent pas une aide alimentaire, a-t-il insisté, mais elles exercent un énorme effet de levier sur les prix, avec des effets bénéfiques dans le monde entier. D’où la grave inquiétude que suscitent les allégations sur des incidents liés à la sécurité et la crainte ressentie par de nombreux Etats quant à l’avenir de l’accord signé le 22 juillet par l’Ukraine, la Russie et la Türkiye à Istanbul pour rétablir notamment les exportations de denrées alimentaires de l’Ukraine vers le reste du monde. 

L'ONU prête à mener une enquête

Abordant l’incident allégué par la Russie pour justifier sa décision de suspendre sa participation, le Secrétaire général adjoint des Nations Unies aux affaires humanitaires a souligné qu’utiliser d’une quelconque manière l’Initiative céréalière pour gagner un avantage opérationnel militaire constituerait un grave abus de l’accord. Il a confirmé que l’ONU est prête, avec les pays parties à l’accord, à mener une enquête sur tous les éléments de preuve disponibles si on lui en fait la demande, à l’aide des procédures prévues pour ce genre d’incidents par le Centre conjoint de coordination de l’Initiative céréalière.  

Martin Griffiths a ainsi cité, comme exemple de ces procédures, la décision récente du Centre conjoint de coordination de suspendre momentanément par consensus, le trafic maritime le temps de repérer une possible mine flottante signalée dans les parages avant de réautoriser le passage dès le lendemain.  

« Voilà pourquoi la décision de suspension prise par la Russie suscite l’inquiétude », a-t-il déclaré, rappelant le processus minutieux que suit le Centre conjoint de coordination « pour parvenir à un consensus sur des questions de toute ampleur, en toute impartialité, alors même qu’une guerre fait rage. » 

Le chef de l’humanitaire a abordé trois points liés aux allégations d’un lien entre l’Initiative céréalière et les attaques contre les navires et les équipements du port de Sébastopol. 

D’une part, aucun équipement militaire n’a été associé à l’Initiative céréalière. Ils ne sont ni sollicités, ni bienvenus, et même interdits de s’approcher de moins de 10 miles nautiques des cargos en vertu des procédures acceptées par toutes les parties.  

Ensuite, le couloir maritime se résume à des tracés sur une carte, a-t-il insisté. Lorsque aucun bateau de l’initiative n’est présent dans la zone, ce couloir n’a pas de statut spécial et n’offre alors aucune couverture, ni protection, contre les actions militaires offensives ou défensives. Il n’offre ni abri, ni refuge, ni secteur interdit. 

Enfin, Martin Griffiths a évoqué les allégations d’utilisation abusive de cargos de l’Initiative céréalière pour des objectifs militaires. « Aucun de ces bateaux ne se trouvait dans le couloir dans la nuit du 29 octobre au moment où l’attaque a été rapportée et aucun navire n’a fait état d’incidents durant le weekend », a-t-il rappelé, avant de réitérer les principes de l’accord : « Toutes les parties ont décidé d’un commun accord que l’Initiative est par nature, entièrement civile. La sécurité du trafic maritime est assurée non par des escortes ou des patrouilles, mais par l’engagement de l’Ukraine et de la Fédération de Russie de ne pas attaquer les bateaux ou les installations portuaires liées à ces transports ». 

Le Secrétaire général de l'ONU António Guterres (à gauche) et le Président turc Recep Tayyip Erdoğan à la cérémonie de signature de l'initiative sur les céréales de la mer Noire à Istanbul.
UNIC Ankara/Levent Kulu
Le Secrétaire général de l'ONU António Guterres (à gauche) et le Président turc Recep Tayyip Erdoğan à la cérémonie de signature de l'initiative sur les céréales de la mer Noire à Istanbul.

Transparence des opérations

Martin Griffiths a vanté la transparence des opérations de contrôle effectuées par le Centre conjoint de coordination, les informations minutieuses fournies à toutes les parties et les données sur les 9,5 millions de tonnes de fret vues déjà 70.000 fois sur le site web de l’ONU, ainsi que la rigueur des contrôles lorsque des problèmes sont apparus, dans une centaine d’occasions sur les 820 passages de navires concernés par l’initiative.  

Mais il a reconnu que dans les jours précédant la décision de suspension par la Russie, le processus était déficient et ralenti en raison du manque de capacités nécessaires aux inspections. « La nourriture destinée à des millions de personnes est prisonnière d’un gigantesque embouteillage maritime, visible depuis l’espace », a-t-il regretté. « Nous perdons du temps, le transport maritime perd de l’argent, et nous retardons des approvisionnements quand des millions de personnes ont faim et sont à court d’argent ».  

Rebeca Grynspan, Secrétaire générale de l’agence des Nations Unies sur le commerce et le développement, la CNUCED, a pour sa part rappelé devant le Conseil de sécurité l’extrême importance de la Russie et de l’Ukraine pour les approvisionnements alimentaires mondiaux, qui représentent 30% des exportations de blé et d’orge, un cinquième du maïs et la moitié de l’huile de tournesol, et pour la seule Russie, 15% des exportations mondiales de fertilisants.   

En mars dernier, l’indice des prix alimentaires de la FAO atteignait son record historique, et le monde n’était pas en mesure d’absorber ce choc, alors que 1,6 milliard de personnes dans 90 pays devenaient vulnérables à la pauvreté, à la faim et à l’endettement, a-t-elle souligné. Elle a loué la réponse à la crise du coût de la vie par l’Initiative céréalière et l’accord pour l’exportation d’engrais et de fertilisants russes sur les marchés mondiaux signés le 22 juillet à Istanbul.

Effet spectaculaire sur les prix 

Elle a rappelé qu’ils ont contribué au triplement et au quadruplement des exportations de blé par la Russie et l’Ukraine entre juillet et septembre et l’exportation des trois quarts de la production de maïs et de blé vers les pays en développement, dont 20% pour les pays les moins développés. Avec un effet spectaculaire sur les prix mondiaux, qui ont connu une baisse de 16% depuis six mois. 

Evoquant ce succès, la cheffe de la CNUCED a déploré l’incertitude actuelle sur la poursuite de l’Initiative céréalière, incarnée par une remontée immédiate des prix, et une hausse de 6% sur les marchés à terme observée dès aujourd’hui. Cela, alors que les prix des engrais sont encore deux fois et demie au dessus de leur niveau de 2019. 

« En Amérique du Nord, les fertilisants représentent moins de 10% des coûts de production agricole, alors qu’ils dépassent les 50% pour les agriculteurs d’Afrique de l’Ouest », a-t-elle expliqué, prédisant que ces prix pourraient provoquer un déclin de 18 à 23% d’usage des engrais en Afrique subsaharienne cette année, et l’arrêt d’activité de nombreux petits exploitants des pays en développement.   

Rebeca Grynspan, confiant sa crainte que la crise due aux prix inabordables aujourd’hui débouche demain sur une crise de l’offre de produits agricoles aux proportions énormes, a évoqué les efforts de la CNUCED pour faciliter l’accès aux fertilisants russes.  

Elle a déploré particulièrement « l’effet refroidissant » des sanctions sur le secteur privé, notant les obstacles que constitue l’application excessive des restrictions, la crainte des acheteurs potentiels pour leur réputation, et les coûts prohibitifs des assurances, du fret et des financements qui pèsent sur l’exportation des fertilisants et produits agricoles russes. Malgré les clarifications apportées par des tractations avec les Etats-Unis, l’Union européenne et le Royaume-Uni, des efforts doivent se poursuivre pour augmenter ces exportations, a-t-elle déclaré, exhortant toutes les parties concernées à reprendre l’Initiative céréalière de la mer Noire et à appliquer pleinement leurs accords.