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ENTRETIEN - Les citoyens du Myanmar montrent un grand désir de justice, selon le chef du mécanisme d'enquête

Des réfugiés rohingyas
Photo: PAM / Saikat Mojumder
Des réfugiés rohingyas

ENTRETIEN - Les citoyens du Myanmar montrent un grand désir de justice, selon le chef du mécanisme d'enquête

Droits de l'homme

Cinq ans se sont écoulés depuis la répression sanglante au Myanmar qui a contraint près d'un million de membres de la communauté minoritaire des Rohingyas à chercher refuge au Bangladesh voisin, rejoignant ainsi des dizaines de milliers d'autres personnes qui avaient fui les précédentes vagues de violence. Nicholas Koumjian, Chef du Mécanisme international d'enquête pour le Myanmar, est convaincu que la justice triomphera dans le pays.

Nicholas Koumjian dirige ce mécanisme établi par le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies pour documenter les crimes commis dans le pays, notamment à la suite du coup d'État militaire de février 2021.

Lors d'une récente visite au siège de l'ONU, M. Koumjian s'est entretenu avec ONU Info du travail du mécanisme, de son action auprès des citoyens birmans et des défis auxquels son personnel est confronté.

Nicholas Koumjian, Chef du Mécanisme d’enquête indépendant de l’ONU pour le Myanmar.
Photo ONU / Jean Marc Ferré
Nicholas Koumjian, Chef du Mécanisme d’enquête indépendant de l’ONU pour le Myanmar.

Nicholas Koumjian : La création de notre mécanisme a certainement été motivée en grande partie l'exode de tant de Rohingyas en 2017, mais ce n'était pas le seul événement. Ainsi, depuis le coup d'État au Myanmar, nous avons constaté une augmentation de la violence, en particulier de la part du régime, et de ceux qui sont alignés avec le régime, contre ceux qui s'opposent au coup d'État. Nous avons également vu de nombreux cas de violence de toutes les parties, et nous sommes très préoccupés par cela.

Mais de plus en plus, nous voyons des villages brûlés par les militaires, nous voyons des détentions massives avec ce qui semble être des procédures qui ne répondent à aucune des exigences fondamentales d'une procédure régulière. Nous avons de nombreux rapports faisant état de tortures et de détentions, de personnes forcées de quitter leur domicile et de partir de leur maison par crainte de ce conflit.

Il s'agit donc d'une campagne massive de crimes qui se poursuit, et nous en recueillons les preuves afin d'espérer contribuer un jour aux efforts de justice.

Des manifestants contre le coup d'Etat militaire au Myanmar.
Unsplash/Pyae Sone Htun
Des manifestants contre le coup d'Etat militaire au Myanmar.

ONU Info : A propos des preuves que vous avez mentionnées, je pense avoir lu qu’environ deux millions de pièces à conviction ou plus ont été collectées ?

Nicholas Koumjian : Le nombre total d'éléments de preuve que nous avons recueillis, cela va des déclarations des gens, des témoignages, aux photographies, aux vidéos, certaines vidéos prises au moment des événements, au moment où les crimes ont été commis, de très nombreux documents, nous avons des millions de pages. C'est bien plus que deux millions de pages, et cela inclut beaucoup de matériel tiré des médias sociaux qui, selon nous, contient des informations pertinentes.

Nous constatons donc une grande variété de crimes qui nous préoccupent, depuis l'utilisation d'une force disproportionnée dans les combats jusqu'à l'application d'une force létale contre des manifestants sans aucune justification pour cette force. Nous voyons des rapports de crimes en détention. Nous sommes très, très préoccupés, en particulier par les rapports faisant état de violences sexuelles à l'encontre des personnes en détention - tant à l'égard des femmes que des hommes. Et nous recherchons les preuves qui permettraient d'établir un lien entre les responsables de ces crimes.

Parmi les éléments que nous examinons, j'ai mentionné les médias sociaux. Nous examinons les cas où il semble y avoir des campagnes d'incitation à la violence, à la haine contre un groupe ou à la peur d'un groupe dans l'espoir d'inciter à la violence contre ce groupe. Nous nous intéressons donc de près à ces questions et nous les analysons, nous les recueillons et nous analysons ces preuves. Il y a donc d'énormes tâches qui nous attendent.

Bien sûr, la plupart des preuves, presque toutes, sont en birman ou dans d'autres langues du Myanmar. Nous nous appuyons donc sur les ressources dont nous disposons : les personnes que nous employons et qui peuvent les lire et parfois nous utilisons également des logiciels de traduction modernes. Mais tout cela est très difficile, et nous essayons d'être très novateurs dans la façon dont nous abordons la tâche de collecte des preuves, sachant que le gouvernement du Myanmar, les autorités actuelles du Myanmar, n'ont pas coopéré avec nous. Ni le gouvernement précédent ni les autorités actuelles ne nous ont permis d'entrer dans le pays ou n'ont répondu à nos demandes d'information. Ce n'est donc pas normal dans une enquête criminelle. Normalement, vous vous rendez sur la scène du crime ; vous interrogez toutes les personnes impliquées. Nous ne pouvons pas faire cela. Mais nous sommes formés pour être très innovants dans la manière de collecter les preuves par d'autres moyens.

La situation des droits de l'homme au Myanmar s'est aggravée depuis le coup d'Etat de février 2021, selon l'ONU.
Banque asiatique de développement
La situation des droits de l'homme au Myanmar s'est aggravée depuis le coup d'Etat de février 2021, selon l'ONU.

ONU Info : Vous disposez de millions de preuves, il semble donc que les gens se soient montrés coopératifs. Mais rencontrez-vous des difficultés ? Les gens sont-ils d'accord pour partager, ou y a-t-il un appel pour obtenir plus de preuves ?

Nicholas Koumjian : Eh bien, les seules personnes à qui nous parlons sont celles qui veulent nous parler. Tous nos entretiens ou conversations sont volontaires. Nous demandons aux gens de partager des preuves avec nous, nous n'avons pas essayé de contraindre qui que ce soit à partager des preuves. Nous n'avons pas cette autorité légale dans aucune juridiction particulière. Tout se fait donc sur la base du volontariat. Mais ce que nous constatons, c'est que la population du Myanmar souhaite ardemment que justice soit faite et que la vérité soit connue. Ainsi, de nombreuses personnes nous communiquent des informations, parfois des documents qu'elles détiennent, et elles le font au péril de leur vie. Ils comprennent les risques.

Nous faisons tout ce que nous pouvons pour parler avec eux et les traiter de la manière la plus sûre possible. Et nous avons des informations sur notre site web, (www.iimm.un.org), sur la façon dont les gens peuvent nous contacter en toute sécurité. Ce n'est pas une bonne idée de prendre un téléphone ordinaire et de nous appeler ou d'envoyer un courriel ordinaire, car cela pourrait être intercepté. Nous plaçons donc la sécurité de nos interlocuteurs en tête de liste de nos priorités.

Veillée à Yangon en hommage aux manifestants tués au Myanmar.
Unsplash/Zinko Hein
Veillée à Yangon en hommage aux manifestants tués au Myanmar.

ONU Info : Et maintenant, l'espoir est qu'un jour nous verrons la justice, mais le Mécanisme lui-même ne peut rien faire

Nicholas Koumjian : Oui, le Mécanisme lui-même, bien sûr, n'est pas un tribunal. Nous ne sommes même pas un bureau de police ou de procureur. Nous ne pouvons arrêter personne, nous ne pouvons inculper personne, et nous n'avons pas de tribunal pour juger qui que ce soit. Mais ce n'est pas notre mandat. Notre mandat consiste à recueillir les preuves et à les préserver de manière qu'elles puissent être utilisées aujourd'hui ou dans de nombreuses années ; de préparer des dossiers que nous pourrons partager avec les autorités judiciaires qui sont compétentes et qui ont la volonté et la capacité d'engager des poursuites afin que les responsables des crimes commis au Myanmar rendent des comptes.  Et nous avons la chance qu'il y ait trois procédures en cours avec lesquelles nous coopérons ou partageons des preuves.

Tout d'abord, il y a l'enquête de la Cour pénale internationale. Elle est axée sur ce qui est arrivé aux Rohingyas dans l'État de Rakhine. Elle se fonde sur le fait que les centaines de milliers de personnes qui ont fui leur foyer, en particulier en 2017, ont franchi la frontière, et que le crime de déportation au-delà de la frontière de l'État de Rakhine a été accompli. Elles se trouvaient alors sur le territoire du Bangladesh, qui est un État partie, qui est membre de la Cour pénale internationale et qui a signé le traité, de sorte que les juges ont estimé que la Cour était compétente s'agissant de cette infraction et des crimes qui les ont poussés à fuir le Myanmar. L'enquête de la CPI est donc en cours, et nous coopérons avec elle et partageons des preuves avec elle.

Une procédure est également en cours à la Cour internationale de justice. Et ce n'est pas une cour pénale. Il s'agit, comme vous le savez, de la plus haute juridiction des Nations Unies, qui entend les différends entre États. Et dans le cas de la CIJ, la Gambie, au nom de l'Organisation des pays islamiques, a déposé une plainte. La Gambie a signé la Convention et affirme que le Myanmar n'a pas respecté la Convention. Il n'a pas rempli ses obligations de prévenir et de punir le génocide. Il s'agit donc d'une affaire très, très importante - importante pour les victimes, importante, je pense, pour d'autres personnes dans le monde entier. Et nous essayons d'apporter des preuves afin que les juges disposent des meilleures preuves et puissent prendre leur décision sur la base des meilleures preuves de ce qui s'est réellement passé. Et nous continuons à chercher des moyens de partager des preuves qui pourraient être utiles dans ces procédures.

Et enfin, il y a déjà une enquête nationale. Une plainte a été déposée en Argentine par des Rohingyas, dont six femmes provenant de camps au Bangladesh, alléguant qu'ils ont été victimes de crimes internationaux graves, de crimes contre l'humanité et de génocide. En vertu de la loi argentine, les tribunaux argentins sont tenus d'enquêter sur cette plainte. Si cela s'élève au niveau des crimes contre l'humanité, ils ont l'obligation d'enquêter. Donc, ils ont ouvert une enquête. Et nous sommes restés en contact avec les autorités, nous leur avons fait part de notre volonté de partager les preuves et nous continuons à nous préparer à le faire, notamment en essayant d'obtenir la traduction des preuves en espagnol, ce qui est nécessaire pour les procédures judiciaires.

Le camp de réfugiés de Kutupalong à Cox's Bazar, au Bangladesh, est l'un des plus vastes du monde. Il accueille des centaines de milliers de Rohingyas qui ont fui les violences au Myanmar.
© UNOCHA/Vincent Tremeau
Le camp de réfugiés de Kutupalong à Cox's Bazar, au Bangladesh, est l'un des plus vastes du monde. Il accueille des centaines de milliers de Rohingyas qui ont fui les violences au Myanmar.

ONU Info : Pensez-vous que les gens ont oublié la crise des Rohingyas cinq ans après ?

Nicholas Koumjian : Eh bien, bien sûr, je veux dire, c'est naturel. Nous ne blâmons personne pour cela. Mais la crise fait la une des journaux quand elle se produit, quand elle arrive pour la première fois, quand près d'un million de personnes fuient le pays. Et tout le monde est très empathique et préoccupé par la souffrance des gens qui ont dû quitter leur maison et par la violence que beaucoup ont subie dans ce processus. Mais la souffrance ne s'arrête pas lorsqu'ils quittent leur maison. Ils ne sont toujours pas en mesure de rentrer chez eux. Et maintenant, cinq ans plus tard, vous avez, par exemple, un enfant de neuf ans qui a passé plus de la moitié de sa vie au Bangladesh. Il se peut qu'il ne se souvienne pas de sa maison. Et bien sûr, pour qu'une communauté se perpétue, pour qu'elle reste une communauté - les Rohingyas ont leur propre langue, ils ont leurs propres coutumes - ils veulent bien sûr vivre ensemble, et ils veulent vivre ensemble dans des maisons et des foyers permanents dans le pays où ils sont nés.

Alors oui, il est naturel que l'attention du monde se tourne vers toutes les autres crises, les guerres, les pandémies et le manque de nourriture. Mais il est important de se rappeler que ces souffrances existent toujours, et que nous ne pouvons pas les oublier. Et nous devons tous aux Rohingyas de faire quelque chose pour tenter d'atténuer cette situation. Cette situation n'est pas viable. Le gouvernement du Bangladesh a été très, très aimable en offrant un refuge à ces personnes. Mais le Bangladesh est un pays pauvre, et ce n'est pas leur foyer. Leurs maisons se trouvent au Myanmar. Nous devons donc créer les conditions qui leur permettront de rentrer chez eux en toute sécurité et dans la dignité et de choisir de retourner chez eux pour reconstruire leur vie dans leur communauté et reconstruire le Myanmar. Le Myanmar a beaucoup de potentiel s'il parvient un jour à se débarrasser de ce cycle de violence et d'impunité.

Un groupe de personnes dans les rues de Yangon montre son soutien au Myanmar.
Unsplash/Saw Wunna
Un groupe de personnes dans les rues de Yangon montre son soutien au Myanmar.

ONU Info : Etes-vous optimiste en ce qui concerne la poursuite de la justice, mais aussi sur la question du rapatriement ?

Nicholas Koumjian : Eh bien, je dois être quelque peu optimiste pour faire mon travail, car nous faisons ce travail dans l'espoir d'y contribuer. Et je sais que cela semble souvent sans espoir, ou que cela semble trop loin. Mais les rouages de la justice internationale que j'ai vus dans d'autres affaires auxquelles j'ai participé, peuvent tourner lentement, mais ils peuvent être très, très efficaces.

J'ai travaillé sur le cas de Charles Taylor, qui était accusé d'avoir soutenu les rebelles en Sierra Leone. Au moment de l'annonce de l'acte d'accusation, il était Président du Libéria. Puis il s'est rendu au Nigéria où il semblait avoir une retraite très confortable, comme si personne ne pouvait l'atteindre. Mais il a finalement été arrêté et purge actuellement une peine de 50 ans pour les crimes qu'il a commis.

Avant de venir au Myanmar, j'ai travaillé au tribunal des Khmers rouges. Et en 2019, la dernière année où j'y étais, nous avons obtenu un verdict contre l'ancien chef d'État et le numéro deux du parti pour des crimes qu'ils ont commis entre 1975 et 1979 : 40 ans plus tôt. Donc, je veux dire, la justice ne devrait pas être aussi lente, la justice devrait être beaucoup plus rapide. Mais concernant la justice internationale, nous avons constaté à de nombreuses reprises, que ce qui semblait impossible devient ensuite possible. Personne ne pensait que (Slobodan) Milošević serait arrêté lorsque l'acte d'accusation est sorti. Il était le chef de la Yougoslavie, le chef de l'État, mais finalement il a été arrêté et traduit en justice.