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L’empoisonnement de Navalny, une méthode choisie pour faire peur aux opposants (expertes de l’ONU)

Une manifestation de soutien à Alexei Navalny à Londres début 2021.
Unsplash/Liza Pooor
Une manifestation de soutien à Alexei Navalny à Londres début 2021.

L’empoisonnement de Navalny, une méthode choisie pour faire peur aux opposants (expertes de l’ONU)

Droits de l'homme

Deux expertes indépendantes des droits humains des Nations Unies ont rappelé, lundi, qu'une enquête internationale sur le « sinistre empoisonnement » d’Alexei Navalny doit être une priorité pour connaître la vérité sur ce qui est arrivé au chef de l'opposition russe et faire en sorte que les responsables rendent des comptes.

Le 20 avril 2020, Alexei Navalny est tombé malade lors d’un vol entre Omsk et Moscou, en Russie. Il fut par la suite transféré en Allemagne pour y être hospitalisé. Les tests effectués ont révélé qu’il a été empoisonné au Novichok.

« Nous pensons que l'empoisonnement de M. Navalny au Novichok aurait pu être délibérément effectué pour envoyer un avertissement clair et sinistre que ce serait le sort de quiconque critiquerait et s'opposerait au gouvernement », ont déclaré Agnès Callamard, la Rapporteure spéciale des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et Irene Khan, la Rapporteure spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression.

« Le Novichok a été précisément choisi pour faire peur », ont elles insisté.

Les deux expertes indépendantes de l'ONU ont publié une lettre officielle envoyée aux autorités russes en décembre 2020 qui faisait suite à leur enquête de quatre mois sur l'empoisonnement de M. Navalny en août 2020. La lettre a été rendue publique après l'expiration d'une clause de confidentialité de 60 jours. A ce jour, Moscou n'a pas encore répondu à la lettre des deux expertes.

Les Rapporteures spéciales ont rappelé que des tests de toxicologie menés en Allemagne, en France, en Suède et par l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) avaient révélé que M. Navalny avait été empoisonné avec une nouvelle forme d'agent neurotoxique Novichok du type initialement développé par l'Union soviétique puis par la Russie.

« La disponibilité du Novichok et l'expertise requise pour le gérer et développer une nouvelle forme telle que celle trouvée dans les échantillons de M. Navalny, ne pouvaient être trouvées qu'au sein et entre des acteurs étatiques », ont déclaré Mmes Callamard et Khan.

Dans leur lettre adressée aux autorités russes, les expertes détaillent les éléments de preuve indiquant l'implication très probable de responsables gouvernementaux dans l'empoisonnement, vraisemblablement à un niveau élevé.

« M. Navalny était sous la surveillance intensive du gouvernement au moment de la tentative de meurtre, ce qui rend peu probable qu'un tiers aurait pu administrer un tel produit chimique interdit à l'insu des autorités russes », indique la lettre. « L’utilisation du Novichok viole les engagements de la Russie au titre de la Convention sur les armes chimiques. Elle visait à tuer M. Navalny et constitue en tant que telle une violation de l'interdiction des homicides arbitraires. En raison de la douleur et des souffrances physiques infligées à la victime, cela peut constituer une forme de torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ».

Agnès Callamard, Rapporteure spéciale des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires.
ONU Info
Agnès Callamard, Rapporteure spéciale des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires.

Un empoisonnement qui s’inscrit dans une tendance à éliminer les détracteurs du pouvoir

Les expertes ont constaté que l’attaque contre M. Navalny s’inscrivait dans une tendance plus large, observée depuis plusieurs décennies, de meurtres arbitraires et de tentatives d’assassinat de citoyens russes et de détracteurs du gouvernement, à la fois en Russie et à l’extérieur du territoire. « Ce modèle nécessite une réponse catégorique et persistante de la communauté internationale pour protéger les droits fondamentaux à la vie et à la liberté d'expression qui sont à la base des droits humains internationaux », ont-elles déclaré.

Selon les Rapporteures spéciales, le gouvernement russe ne peut se soustraire à ses obligations en vertu du droit international relatif aux droits de l’homme en niant la responsabilité de l’acte lui-même. « Même dans le cas improbable où un tiers aurait pu d'une manière ou d'une autre commettre cet acte, la Russie aurait manqué à son obligation de protéger la vie de M. Navalny contre ces acteurs non-étatiques », ont-elles précisé.

En tant que critique éminent du gouvernement et voix anti-corruption, M. Navalny a été la cible de nombreuses attaques physiques au cours des dernières années, y compris au moins deux autres tentatives d'empoisonnement.

À ce jour, le gouvernement n’a présenté aucun élément prouvant qu’une évaluation adéquate des menaces auxquelles M. Navalny était confronté a été faite et que, de ce fait, les autorités compétentes lui ont fourni la protection nécessaire pour prévenir ou réduire au minimum les risques de sécurité pour l’opposant russe. « Ne pas le faire pourrait engager la responsabilité de l’État pour violation du droit à la vie de M. Navalny en raison d’un manque de diligence raisonnable de la part des autorités », ont averti les expertes.

Demande d’une enquête crédible et transparente

Depuis août 2020, les deux Rapporteures spéciales demandent au gouvernement russe de veiller à ce qu'une enquête crédible et transparente, respectant les normes internationales, soit menée dans les plus brefs délais et de rendre ses conclusions publiques. « Leur réponse à ce jour est insuffisante », ont-elles déploré. Certains représentants du gouvernement ont même publiquement rejeté ce qui est arrivé à M. Navalny comme une mise en scène orchestrée contre le pays.

« Dans les situations susceptibles d'engager la responsabilité de l'État, les autorités ont le devoir d'agir avec une diligence exemplaire. Le simple fait de nier toute responsabilité, tout en ne procédant pas à une enquête efficace, peut constituer en soi une violation du droit à la vie », ont déclaré Mme Callamard et Khan. « Faire la lumière sur les circonstances de l’empoisonnement de M. Navalny fait également partie de l’obligation de l’État de protéger la liberté d’expression ».

Les deux expertes ont déploré que, contrairement au manque d'initiative significative du gouvernement pour enquêter sur l'empoisonnement de M. Navalny, les autorités ont agi avec une détermination ferme et ciblée pour s'assurer qu'il soit arrêté dès son retour en Russie après avoir passé plusieurs mois en Allemagne seulement pour sa convalescence.

Le gouvernement russe responsable de tout préjudice qui pourrait arriver à Navalny

Compte tenu de la réponse inadéquate des autorités russes, de l’utilisation d’armes chimiques interdites et du schéma apparent de tentatives d’assassinats ciblés, les deux Rapporteures spéciales pensent qu’une enquête internationale doit être menée de toute urgence afin d’établir les faits et de clarifier tout les circonstances de l'empoisonnement de M. Navalny.

« Cette enquête est particulièrement importante maintenant que M. Navalny est détenu par le gouvernement russe et est soumis à son contrôle. Nous appelons le gouvernement russe à demander ou à autoriser une enquête de cette nature »,  ont dit Mme Callamard et Khan.

Les deux expertes ont également rappelé au gouvernement russe qu'il est responsable de la prise en charge et de la protection de M. Navalny en prison et qu'il sera tenu pour responsable de tout préjudice qui pourrait lui arriver. Elles ont demandé sa libération immédiate.

NOTE : 

Les rapporteurs spéciaux, les experts indépendants et les groupes de travail font partie de ce que l'on appelle les procédures spéciales du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies. Le terme « procédures spéciales », qui désigne le plus grand corps d’experts indépendants au sein du système onusien des droits de l’homme, est généralement attribué aux mécanismes indépendants d’enquête et de supervision mis en place par le Conseil des droits de l’homme afin de traiter de la situation spécifique d’un pays ou de questions thématiques dans toutes les régions du monde. Les experts des procédures spéciales travaillent bénévolement ; ils n’appartiennent pas au personnel de l’ONU et ne perçoivent pas de salaire pour leur travail. Ils sont indépendants de tout gouvernement ou de toute organisation et exercent leurs fonctions à titre individuel.